Afin de connaître mieux le monde du « net», Florine décida pendant quelques mois, de fréquenter régulièrement ce que tout le monde appelle les «chats de rencontre ». Chaque connexion quelque soit le nom du serveur, propose à ses internautes des chats où le monde se parle, se connaît, échange. Ils sont classés bien souvent par genre : rencontres, régions, âges et aussi sexe. Elle n'y est jamais allée, elle se trouve trop pudique et quand elle en parle avec ses amis elle plaisante, en leur disant: Qui sait, imaginez que je cède à la tentation ! »
Cela étant, elle découvrit au fur et à mesure de ses «voyages » une micro-société qui est insoupçonnable vue de l'extérieur et par les non- initiés d'internet : des hommes et des femmes de tous milieux, de toutes ethnies, de toutes professions, de tous âges, viennent régulièrement plusieurs fois par jour «tchater» et se rencontrer.
Il y a le « géné » où là, tout le monde parle à tout le monde, demande des nouvelles de la santé du petit dernier, si l'examen du grand se passe bien, si tout va bien en fait, tout simplement.
Ceci se mélange chacun répond à l' autre sans tenir compte de ce qui se passe entre deux autres personnes, ou même parle seul sans attendre de réponse annonçant une idée, et partant sur un tout autre sujet à l'arrivée d'un autre «tchateur ».
Pour le novice cela fait très désordre, fouillis, mais on se rend vite compte que finalement les gens se connaissent au moins en paroles et sont comme de vieux amis autour d'un verre.
Si l'on « creuse» un peu, hélas il n'en est plus de même …mais c'est une autre analyse.
Florine et les autres ont des « pseudos». Souvent ils gardent le même mais parfois aussi, ils en changent ce qui leur permet de jouer, de se camoufler encore plus et avoir encore plus d'anonymat, car le principal atout de ces pseudos, c'est l'anonymat : pouvoir dire ce que l'on veut à n'importe qui sans barrière sociale, sans tabou puisque de toute façon on ne sait pas qui se cache derrière.
Comment ces pseudos sont -ils choisis c'est la question que se pose encore Florine. Une femme laide préférera-t-elle « Belle» ou Vénus» ? Un charcutier prendra -t-il «Quisuisje»? un cadre « Quepourtoi»? Et tellement d'autres aussi intéressants qu'anonymes !
Un climat de confiance se crée très vite, l'accueil est souvent très convivial, et toujours le temps d'un moment, une femme mariée, cinq enfants qui s'ennuie à mourir dans sa banlieue perdue de province devient pour un instant seulement la reine du « géné » : bonjour ma douce … tu m’as manqué…toujours aussi belle…toujours aussi super…j’adore tes bisous…je t’adore…voire parfois … je t’aime ; tout cela sans gêne et sans retenue.
Un autre, boutonneux et timide se verra courtisé par les femmes : tu es trop mignon… j’aime les mots doux… bisous mon cœur… je t’adore…
Rêves, fantasmes ? double vie ?
Le tout sans doute, et c’est là que le bât blesse. Quand l’ordinateur s’éteint, tout le monde se retrouve seul avec ses problèmes. La tête encore pleine de tous ces mots doux, cette chaleur, ces mots accueillants, fraternels, amicaux même un peu amoureux parfois. Le rêve s’arrête et les enfants réclament leur dessert, le mari trouve que le repas était moyen, l’épouse que son mari à l’air ailleurs ce soir ( c’est à cause de ces fichiers d’ordinateur, il se crève tous les soirs dessus)
Non, le mari se souvient tout simplement de ce joli pseudo « Rienquepourtoi » avec qui il a pris contact en privé ce soir et qui lui a, pendant plus d'une heure fait oublier le quotidien et l'a fait rêver à une autre vie avec cette merveilleuse femme qui a l' air si belle, si compréhensive: ils ont abordé plein de sujets, comme elle est intelligente comparativement à Madeleine, sa femme qui ne sait parler que repassage et qui ne s'intéresse à rien |
Quelque part encore ailleurs, une «Joliemôme» rêvera en repassant les chemises de Jean-Claude, son mari, employé à la SNCF, à ce bel « Adonis », c'est son pseudo, qui voudrait la rencontrer, tellement il la trouve à son goût. Il lui dit d'ailleurs qu'il l'aime il lui a dit le premier jour, elle a fondu forcément. Depuis combien de temps son mari ne lui dit plus? et puis il y a aussi « Féroce» qui la harcèle, qui lui dit que depuis qu'il la connaît, il ne touche plus à sa femme... |
Et puis, et puis…
La routine continue, la vie reprend et le lendemain, « Féroce » sur le « géné » dira bonsoir mon amour à« Airelle» nouvelle venue sur le chat, et lui demandera s'il peut lui parler en privé. Elle répondra: j'arrive mon ange... et «Joliemôme» pleurera devant son écran, des larmes de déception: comment ose- t-il lui faire cela, à elle, à qui il disait hier «je t'aime? »
Ses larmes continueront de couler silencieusement quand elle voudra parler à « Adonis » en privé et qu'il lui répondra: «je suis occupé.. » elle insistera, il se fâchera et lui dira: « mais enfin qu'espérais-tu? nous ne sommes que du virtuel ciao bonne soirée.. »
Ah que ces rejets sont douloureux, des « Vénus », des « Joliemôme », il yen a des centaines qui passent sur ces chats tous les jours et des « Adonis » des centaines également, qui tous les soirs racontent des mensonges, font du mal sans s’en rendre compte, uniquement sous couvert de l’anonymat, tout leur paraît permis sur ces chats et eux mêmes croient à leurs histoires et fantasmes.
Le mal comme le bien car Florine reconnaît y avoir fait des rencontres très intéressantes, d'artistes de toute nature, peinture, écriture, musique. Alors que font tous ceux-là tous les
soirs ?que cherchent-ils eux et elles qui ont l'air d'être bien dans leur tête? Peut-être ce qu' y a trouvé Florine : des dialogues intéressants, très intéressants, souvent très drôles.parfois très tristes d'hommes et de femmes qui éprouvent le temps d'un soir, l’envie de sortir de leur peau pour mieux revenir à leur quotidien.
Florine a parlé avec des femmes qui avaient eu un cancer et qui le racontaient.
Elle a parlé avec un homme qui venait de perdre un enfant très jeune.
Elle a parlé avec un homme veuf et désespéré de chagrin.
Et surtout elle aussi, pendant un instant, elle était une autre, qui par un mot, une blague avait peut-être aidé quelqu'un à un moment où la solitude devenait intenable.
Elle n'a pas voulu s'éterniser ni trop parler des racistes et xénophobes qu'elle a parfois rencontrés sur le « géné » et avec qui elle s'est battue avec ses seules armes : ses mots, car des opérateurs sont là normalement pour« éjecter» ceux qui tiennent ce genre de propos.
Alors le net ? Polluant disent certains
Indispensable disent d’autres.
Si l’espace d’un instant Florine a permis à quelqu’un d’être moins seul ? Pourquoi renier ce nouveau mode de communication ?
Cela fut la conclusion de Florine…