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Le blog de Marie Chevalier

Le blog de Marie Chevalier

un blog pour mes écrits et pour y recevoir mes amis

Publié le par Marie Chevalier

une petite nouvelle :

L’HISTOIRE DE « OUI OUI CHEF ! »

- Debout il est cinq heures ! Hurle une petite voix pointue.
- Déjà… murmurent plusieurs pensionnaires
- Eh ! Oui le travail n’attend pas, vous le savez bien !
- Oh ! Zut ! marmonne quelqu’un
- Des protestations, des mécontents ? Des réclamations ? Qui a dit : Oh ! Zut ?

Un silence se fit dans ce grand dortoir de 250 lits.
- Bon je passe pour cette fois, mais vous savez que c’est inutile de vous taire, je connais le coupable.

Les 250 hommes se levèrent en même temps, debout près de leur lit, ils tendirent les deux bras vers le ciel et un cri résonna : NOUS SOMMES VIVANTS YEHHH !

Puis, la même agitation de tous les matins depuis des années anima tout ce petit monde. Ils appuyèrent tous d’un seul geste, sur un bouton à la tête de leur lit en plastique orange et une lumière blanche éclaira tout le dortoir.
Un second bouton fit disparaître les lits dans les murs et 250 sièges également orange et en plastique descendirent lentement du plafond, soudés à une petite tablette de quarante centimètres de côté.
Tout le monde s’assit mais une place resta libre : Tiens Yves ne sera plus jamais là. C’est tout c’est ainsi que les choses se passent dans ce dortoir.
- Taisez-vous ! Hurle la voie pointue.
Une dizaine de plateaux sur roulettes sortirent d’une ouverture camouflée au fond de la salle et s’arrêtèrent à chaque petite table, déposant une pilule rose et une pilule bleue, grosses comme des doigts.

Sitôt sur la table, elles étaient englouties par les hommes qui d’un bond se levaient en mâchant encore et se dirigeaient, courant presque, vers une autre salle noyée par des trombes d’eau tombant du plafond : il s’agissait de la salle de bains.
Un bras mécanique tendait les serviettes chauffées et un autre une grande chemise orange immaculée et à la taille de chacun.

Quand ils sortaient de cette salle, des babouches étaient glissées sur des rails et là encore, il fallait aller très vite pour les enfiler sous peine de se retrouver pieds-nus toute la journée en plus d’avoir un blâme.
Enfin, une grande porte coulissait sur une salle de travail : 250 ordinateurs étaient connectés, prêts à l’emploi.
Personne ne parlait plus, chacun savait où il devait s’asseoir et la journée commençait.

Ces hommes avaient tous au moins 65 ans et travaillaient dans cette entreprise depuis plus de 45 ans au mieux, et 75 ans au pire. Le vétéran, Jules, fêtait d’ailleurs ses 95 ans aujourd’hui. Cette entreprise financière, il y était entré à 20 ans c’est dire s’il la connaissait bien, il avait vu arriver les premiers ordinateurs dans les années 60 qu’il fallait refroidir avec des tuyaux pour leur maintenir une température de 18 degrés.
Il était heureux, il s’était marié à 25 ans, tout fier de pouvoir offrir un logement décent à la jeune femme qu’il venait d’épouser.
Quarante cinq ans après avoir tout donné : sa force de travail, son temps, sa jeunesse, il voyait enfin le bout du tunnel : 65 ans ! il allait enfin pouvoir se reposer. Il l’avait eu « saumâtre » quand dans les années 2000, l’âge de la retraite avait été repoussé à 65 ans au lieu de 60 … Mais il s’y était fait.

Jules avait bon caractère et l’échine souple : jamais un mot plus haut que l’autre, jamais une revendication. Jules tout va bien ? Oui Oui chef ! D’ailleurs, pendant des années, il avait été surnommé « Oui oui chef ! » Ca le faisait rire et les autres l’appelaient ainsi sans méchanceté.

Quand en 2007, il y eut un nouveau président, Jules se dit : Ah ! enfin un homme qui va nous sortir de là… et ne pas nous faire trimer jusqu’à « perpète ».
Hélas, la vie passe vite, compte tenu du marasme dans lequel se retrouvait le monde, une nouvelle loi fut votée repoussant l’âge de la retraite à 70 ans…
Là encore, Jules ne dit toujours rien : il devait y avoir une raison, cet homme ne faisait pas cela pour nous embêter mais pour sauver l’hexagone.
Et puis sa femme mourut, emportée par cette saleté de cancer qui, malgré les recherches, n’arrivait toujours pas à être éradiqué.

Alors ? Etre à l’entreprise ou chez lui, seul à se morfondre… il ne se posa même plus la question quand le président annonça en 2020 qu’il se retirait de la scène politique et laissait le pays en de bonnes mains : un ordinateur géant, super programmé, et infaillible. Il précisa que cette chose pouvait TOUT faire et savait TOUT.

Jules avait 89 ans.
Depuis quinze ans, tout avait effectivement évolué. Chacun travaillait jusqu’à sa mort. C’était écrit dans tous les contrats de travail.

Une organisation avait été instaurée. A partir de 65 ans, les employés et ouvriers avaient le droit de rester sur leur lieu de travail pour éviter la fatigue des transports, il faut dire que certains demeuraient à plus de cinq cents kilomètres.
C’est ainsi que se construisirent des salles extraordinairement équipées, et c’est ainsi aussi, que dans cette entreprise financière, où Jules travaillait depuis 75 ans, son anniversaire eut lieu. 95 ans ! Incroyable ! Hurlaient les collègues, comme nous aimerions aller jusque là !

Plusieurs murmures d’approbation se firent entendre parmi l’assemblée réunie autour du cadeau de Jules.

L’entreprise avait bien fait les choses. Elle lui offrait ce dont il rêvait depuis au moins trente ans : un crayon à papier avec une vraie mine et une gomme au bout ! Il pleura de joie. Jamais il n’aurait pensé que ce cadeau lui serait offert, il en rêvait tellement.
Il bafouilla d’émotion en remerciant son patron, en levant les yeux au ciel …
La petite voix pointue lui demanda :

- Alors ? Heureux Jules encore des années parmi nous ?
- Oh Oui oui chef !! Oh oui oui chef !

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